Cinq leçons à retenir des législatives
De la défaite de l'extrême droite à la victoire éphémère du Nouveau Front Populaire, ce qu’il faut retenir de ses élections peu démocratiques...
Nous venons d’assister à une spectaculaire faillite de ce qu’il est convenu d’appeler les “élites”. Macron a manqué son pari insensé de dissolution expresse de l’Assemblée, les sondeurs ont complètement raté leurs prédictions, les principaux médias qui se contentent de commenter ces sondages se sont encore plus plantés que les instituts. Et les élites économiques qui prédisaient la panique boursière en cas de victoire du NFP ont été contredites par la bourse de Paris, qui a ouvert en hausse le lundi.
Outre le discrédit des faiseurs d’opinions et de la classe dirigeante, cette élection convoquée dans la hâte recèle de nombreux enseignements précieux. Si rien ne semble “clarifié” au sein de l’Assemblée nationale, beaucoup de choses sont désormais claires sur le plan politique.
En premier lieu, cette élection a confirmé que la classe dirigeante de ce pays était “mure” pour le fascisme, mais que les Français y restaient très majoritairement opposés. Le risque RN n’est pas seulement écarté, il pourrait se passer des années avant qu’il ne resurgisse aussi nettement, le second tour d’une présidentielle n’étant pas tout à fait la même chose qu’une législative anticipée et convoquée dans la hâte, par un chef d’État totalement discrédité.
Ces trois semaines nous ont ainsi permis de voir qui était réellement favorable à l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir et qui y était opposé. Où étaient les “républicains” et les autres.
Mais ces législatives nous ont également permis de voir ce dont la gauche était capable (gagner une élection) et ce qui reste, pour l’instant, hors de sa portée (gouverner avec l’appui d’une majorité).
Il me semble important de “décrypter” en détail ces enseignements, car à peine discrédités, classe dirigeante et grands médias sont immédiatement repartis dans leurs dénis, mensonges et manipulations (comment appeler cela autrement à ce niveau ?).
1. Sondages et médias se sont royalement plantés
Dès l’annonce de la dissolution, la classe médiatique dominante a estimé que la gauche ne pourrait pas s’unir (elle l’a fait), qu’elle ne pourrait pas gagner (elle l’a fait) et que Jean-Luc Mélenchon tenterait de s’imposer d’une manière ou d’une autre comme “candidat premier ministre” (il ne l’a pas fait). À peine publié, le programme du Nouveau Front populaire a immédiatement été taxé d’absurde, irréaliste et dangereux (sauf par les 300 économistes l’ayant soutenu, la prix Nobel Esther Duflot, le banquier d’affaire Mathieu Pigasse et les deux anciens économistes d’Emmanuel Macron Philippe Agion et Pisany-Ferry, excusez du peu).
Puis les premiers sondages sont sortis, montrant le RN et le NFP au coude à coude, pratiquement dans la marge d’erreur (le premier autour de 31-34 %, le second 27-29 %). Cela n’a pas empêché un florilège de projections en sièges totalement absurde, n’indiquant pas les hypothèses retenues, n’intégrant pas les réalités locales et territoriales ni les potentiels désistements et consignes de vote. Toute la campagne a ainsi été dominée par le récit d’un RN aux portes du pouvoir, sans que les principaux médias ne mentionnent une seule fois dans un seul JT le principal effet concret de ce récit : l’explosion des crimes et agressions racistes dans le pays.
La soirée électorale du premier tour a été couverte comme une vague électorale en faveur du RN qui serait “à portée d’une majorité absolue” alors que ses résultats (29 %) le situaient au coude à coude du NFP (28%), que le bloc d’extrême droite (34 %) était à peine devant le bloc de gauche (33%) et qu’un front républicain avait été annoncé par Mélenchon et sans aucune condition dès 20h05. Cela n’a pas empêché les médias de poursuivre leur narratif jusqu’au mercredi, avant que les projections des sondeurs évoquent désormais une victoire du RN sans majorité absolue. Du reste, cette hypothèse était essentiellement traitée comme un problème : la France risquait d’être ingouvernable, dixit Brice Teinturier sur France Info le lendemain du second tour. Aucun institut et aucun sondage n’a donné le NFP en tête ni le bloc macroniste second. Tous ont donné le RN devant le NFP. Tous. Pendant toute la campagne.
Ce mensonge n’a été construit sur rien d’autre que des projections sondagières faites au doigt mouillé, en extrapolant sur tout le territoire des sondages réalisés à l’échelle du pays (les quelques journalistes ayant pris le soin de faire seuls une analyse circonscription par circonscription, ce qui semble pourtant être le minimum, ayant correctement prédit le résultat du scrutin). La puissance de ce mensonge a été si phénoménale qu’elle n’a pas seulement convaincu des milices néo-nazies et des commissariats de police de libérer leurs pulsions racistes et homophobes par anticipation d’une victoire annoncée, elle a aussi convaincu des représentants de la gauche aussi incapables que Raphaël Glucksmann d’utiliser sa défaite annoncée comme argument de campagne. “Votez pour nous, de toute façon Mélenchon ne sera pas Premier ministre puisqu’on ne gagnera pas”.
Dire que LFI n’aurait pas de majorité absolue était arithmétiquement correct puisqu’elle ne présentait que 220 candidats, dire que le NFP ne pouvait pas gagner semblait à l’inverse la meilleure manière de décourager les abstentionnistes d’aller voter pour lui, voire de les pousser vers le RN.
Le paradoxe des sondages tient dans le fait suivant. Ils ont estimé le résultat du premier tour avec une précision chirurgicale pour le NFP et Ensemble, tout en surestimant de 2 à 3 points (ce qui reste dans la fourchette haute de la marge d’erreur) celui du RN. Mais ils se sont complètement trompés dans leur projection en sièges, le seul résultat qui comptait.
Pourquoi ? Ils n’ont pas pris en compte suffisamment fortement l’effet du vote barrage, n’ont pas étudié les scrutins circo par circo, et n’ont jamais divulgué leurs hypothèses de report de voix (clairement en faveur du RN, que ce soit par biais cognitif ou idéologique).
En matraquant l’idée selon laquelle le RN était aux portes du pouvoir, les médias ont peut-être aidé à la constitution du Front républicain et à la mobilisation des électeurs de gauche qui ont massivement fait barrage. Ils ont aussi permis au RN de mobiliser son électorat, lui qui peine d’habitude à le faire lors des législatives. Et ont surtout empêché la mise en place d’un récit positif qui aurait pu faire voter les abstentionnistes : celui d’un Nouveau Front populaire victorieux avec les conséquences positives de ce scénario sur les salaires, le pouvoir d’achat, les services publics…
Au lieu de couvrir ces élections en parlant des programmes et des idées, les médias se sont contentés de ce que les anglophones appellent le “horse race coverage”. C’est-à-dire la course de chevaux. Qui est en tête, qui est donné second, et comment réagit celui qui est donné troisième sur la base de ces informations. Peut-il espérer faire mieux que la 3e place ? Et que se passera-t-il si le premier n’a pas la majorité absolue ? Le 3e appellera-t-il à voter pour le second ? Le président de la République doit-il mettre sa démission dans la balance ? Mélenchon est un repoussoir et n’a aucune chance d’être Premier ministre, pourquoi ne se tait-il pas ? Les compétences de Bardella, jeune homme de 28 ans n’ayant jamais travaillé de sa vie, recordman d’Europe de l’absentéisme à Bruxelles, qui reconnait ne pas lire les lois qu’il vote, pas un sujet ? Et Mélenchon, pas même candidat, est-ce vraiment Le sujet ?
Le fait que les sondages se sont aussi spectaculairement trompés est une bonne nouvelle pour la démocratie, mais le fait qu’ils imposent et orientent aussi clairement la couverture médiatique est un danger, de quoi confisquer une élection.
2. Le RN est bien un parti raciste et fasciste
Malgré une forme d’omerta médiatique, ces élections ont permis d’exposer la vraie nature du RN et de re-diaboliser un parti qui avait réussi à obtenir une forme de respectabilité.
Il y a eu ses propres propositions, dont celle, antirépublicaine et xénophobe, visant à exclure les binationaux de certains postes de la haute fonction publique. Des députés RN se sentant de plus en plus à leur aise ont même expliqué que cette mesure pouvait à terme s’appliquer à de nombreux métiers. Trier les Français selon leurs origines et interdire certaines professions à certains d’entre eux, c’est la France de Vichy, pas la république.
Et puis il y a eu les candidats RN. Ils ont été une petite centaine (un cinquième de la troupe, donc) à être épinglés par la presse indépendante et régionale comme d’authentiques racistes, homophobes, sous influence russe, violents, criminels, délinquants ou les six à la fois. On a pourtant très peu entendu parler de ces profils parfois hallucinants (un ancien libraire négationniste, une femme ayant réalisé une prise d’otage au fusil de chasse…), les grands médias préférant faire des bandeaux et des émissions entières sur des candidats LFI jugés problématiques. On citera deux cas illustratifs:
· Raphaël Arnault, jeune militant antifasciste, membre d’un collectif lyonnais qui alerte les habitants à chaque fois que l’extrême droite organise des ratonnades, qui aurait une fiche S (opportunément fuitée par des policiers à la presse ?). Le voilà repeint en dangereux terroriste, alors que des milliers de militants écologistes et journalistes sont fichés S en France. Il a été élu contre une candidate RN particulièrement radicale.
· Amal Bentounsi, candidate issue de l’immigration : on lui a reproché sur BFMTV (Apolline de Malherbe) un post Facebook pouvant être interprété (en y allant très fort) comme “pro-Hamas” alors qu’elle ne l’avait pas écrit (il émanait d’une association dont elle était membre du comité). Apolline de Malherbe s’était contentée de reprendre une accusation sortie du contexte par le groupe laïciste “Printemps républicain” proche de l’extrême-droite, puis s’est excusée de ne pas avoir vérifié l’info. C’est ensuite la grande Ruth Elkrief (LCI/BFMTV) qui a repris la fake news en interrogeant Manuel Bompard, premier secrétaire de LFI.
Il faut comparer ces attaques et calomnies incessantes avec le manque de scrutation appliqué au RN. Bardella pouvant, quelques jours avant l’élection, évoquer “quatre ou cinq brebis galeuses” lorsqu’il s’agissait d’une centaine de candidats au passé bien plus chargé que nos exemples tirés de LFI. Résultat, d’authentiques néonazis et antisémites patentés ont été élus à l’Assemblée nationale.
La proximité d’Axel Lousteau (trésorier des campagnes de Marine Le Pen) avec l’ancien membre du GUD qui a assassiné par balle un rugbyman argentin dans les rues de Paris ? Jamais une question. Son fils arrêté avec des militants du GUD pour avoir agressé des homosexuels en déclarant “vivement le 8 juillet qu’on puisse casser du PD” ? À peine mentionné.
Cette omerta n'a pas été totale. Aux propos tenus par certains cadres du RN, sorties racistes de leurs militants devant les caméras de télévision et profils de candidats déterrés par les médias indépendants s’est ajoutée la parole de certains politiques. La députée LFI Sarah Legrain rappelant devant un plateau de BFM médusé que le RN avait été fondé par des Waffen SS. La députée LFI Alma Dufour rappelant les nombreux cas de membres du RN impliqués dans des attentats terroristes. Et la réaction salutaire de Gabriel Attal, qui a mis sur la table la proposition sur les binationaux de Jordan Bardella lors du premier débat, puis les actes racistes de militants RN dans le second (que la journaliste de France 2 a ensuite tenté d’étouffer, comme s’il fallait défendre Bardella).
3) La classe dirigeante s’enthousiasmait de l’arrivée du RN au pouvoir
Le site Politico est formel, Emmanuel Macron s’apprêtait à nommer Jordan Bardella à Matignon même en cas de majorité relative. Curieusement, ce qui constituait une évidence pour le chef d’État (le parti arrivé en tête doit gouverner) ne l’est plus dès lors qu’il s’agit du Nouveau Front populaire. Avant, Emmanuel Macron s’était personnellement impliqué pour convaincre des candidats de sa majorité de refuser de se désister lors des seconds tours contre le RN. Mais au-delà du président, cette séquence a révélé la compromission de pans entiers de la “classe dirigeante”.
On citera d’abord tous les politiciens qui n’ont pas appelé clairement à voter contre le RN en cas de duel avec le NFP – candidat LFI compris. De Éric Ciotti, qui a fait alliance avec le RN, jusqu’à François Bayrou en passant par Édouard Philippe, d’innombrables ministres et députés Ensemble, qui voulaient faire le tri dans les candidats NFP. Tous des fascisants ou des fachos.
Dans les médias, nous avons eu d’innombrables cas de prosélytisme envers le RN, d’agressivité indue contre le NFP, d’éditorialistes et intellectuels appelant à voter RN en cas de duel avec le NFP (ou à ne pas voter NFP, comme Anne Sinclair) et des prises de position plus ou moins explicites des journalistes. Les directions de certains médias (du service public, entre autres) ont explicitement donné comme consigne de traiter le RN de manière neutre. Des journalistes aussi en vue qu’Apolline de Malherbe (BMTV/RMC) et David Pujadas ont tranquillement expliqué qu’ils refusaient d’utiliser le label extrême droite pour qualifier le RN (rappel : le Conseil d’État et le ministère de l’Intérieur classent le RN à l’extrême droite). L’éditorialiste de France Inter Yael Goz, qui a rappelé ce fait aux deux principaux intéressés dans l’émission Quotidien, a été licencié par sa direction depuis.
Comme le note le journaliste critique des médias Samuel Gontier (Télérama), les chaines d’information en continu LCI et BFMTV persistent à courir après le RN et CNEWS depuis la fin des élections. Aucune prise de conscience ou remise en cause n’a eu lieu.
Enfin, dans les milieux économiques, on a pu observer le rapprochement du Medef et du Patronat vers le RN, comme l’a rapporté la presse économique.
Sans poursuivre cette longue liste de “collabos” et fascistes en puissance, cette séquence a permis de voir qui conserve un réflexe républicain et qui sont les acteurs déjà passés à l’extrême droite. Le polémiste conservateur Charles Consigny a pu ainsi s’étonner sur BFMTV de se retrouver “dans la pièce de Ionesco” où tout le monde se transforme peu à peu en rhinocéros. Avant de souligner dans une autre intervention “la mainstreamisation spectaculaire de l’extrême-droite” (il n’a pas pu compléter son intervention, qui visait à souligner les origines vichystes du RN).
4) Le barrage républicain a tenu bon.
On peut, une fois de plus, remercier la gauche. Avant les résultats du premier tour, Marine Tondelier (EELV) faisait de la mauvaise politique en parlant déjà de défaite, tout en poursuivant un but noble : pousser les autres responsables politiques de droite à s’engager à retirer leurs candidats en cas de troisième place dans une triangulaire où le RN était qualifié.
Mais c’est réellement Jean-Luc Mélenchon qui a donné le coup d’envoi du barrage républicain dès 20h05 le soir du premier tour, en annonçant que tous les candidats insoumis arrivés troisièmes se retireraient des triangulaires où le RN était arrivé en tête. Puis en donnant une consigne de vote claire à ses électeurs, “pas une seule voix pour le RN”. Gabriel Attal, sans promettre des désistements, a rapidement pris le contrepied de l’Élysée en utilisant la même formule. Le coup de pression de Mélenchon et du Front populaire a permis le désistement de nombreux candidats de la majorité présidentielle, bien que le NFP ait davantage joué le jeu.
LFI est allé jusqu’à retirer des candidats face à Elizabeth Borne (qui avait déployé des efforts considérables pour rejeter les insoumis “hors de l’arc républicain” lorsqu’elle était Première ministre) et Gérald Darmanin, le plus brutal et droitier des ministres de Macron. Résultat, de nombreuses personnalités politiques ont appelé à voter pour des candidats LFI en cas de duel avec le RN, ce qui n’allait pas du tout de soi. On citera Dominique Strauss Khan, Dominique de Villepin, Jacques Toubon. La sarkozyste de droite radicale Nadine Morano a même affirmé qu’elle voterait NFP contre le RN.
Dans les faits, le barrage est d’abord venu de la gauche, qui a désisté plus de candidats et donné des consignes de vote dépourvues de toute ambiguïté. Surtout, les enquêtes d’opinion en sortie des urnes ont montré que les électeurs de gauche avaient bien plus fait barrage que leurs homologues LR et macronistes. 70% des électeurs du NFP ont voté pour un candidat macroniste (contre 50 % dans le cas inverse) et seuls 5 % ont voté RN (15 % dans le cas inverse).
Ce manque de républicanisme chez les électeurs de droite et macronistes a permis à des dizaines de candidats du RN d’être élus, cela de quelques centaines à quelques milliers de voix près. À cela s’ajoutent plusieurs cas de figure où le refus d’un désistement macroniste a permis au candidat RN de l’emporter. À l’inverse, dans une circonscription, la candidate LFI a maintenu sa candidature in extrémiste après que le candidat RN, qui avait annoncé se retirer, se soit maintenu au dernier moment. Mais elle n’a pas fait imprimer de bulletins de vote au second tour et a donc permis la victoire du candidat macroniste face au RN, déjouant le piège tendu par ce dernier.
Le principal résultat du barrage républicain est la défaite du RN dans les urnes. Pour la gauche en général et LFI en particulier, cette victoire a un gout amer : elle permet au camp macroniste de sauver les meubles en obtenant plus de 150 députés, et au PS de revenir à hauteur de LFI en termes de présence à l’Assemblée nationale (et ainsi, de lui contester le poste de Premier ministre).
5) La gauche demeure faible, fracturée et de moins en moins “à gauche”
Je plaisantais récemment avec des amis en notant qu’il était bien plus facile d’être de droite en France : on gagne toujours les élections importantes. Et lorsqu’on les perd, le camp arrivé devant applique quand même un projet politique proche du vôtre (cf. François Hollande et Emmanuel Macron, pour prendre les deux exemples les plus récents). C’est aussi vrai en Angleterre, où Jeremy Corbyn était arrivé aux portes du pouvoir avec un programme très ambitieux pour ensuite perdre la main sur le parti travailliste, qui vient de gagner largement les élections par pure inertie, offrant le pouvoir à son nouveau dirigeant de centre droit Keir Stramer.
Les victoires sont rares lorsqu’on se sent proche des idées de gauche. Ce qui rend celle du 7 juillet particulièrement savoureuse. Non seulement les fascistes de tous poils et ceux qui s’étaient compromis à leurs côtés ont été sévèrement défaits, mais la Macronie écope d’un nouveau revers (le troisième, depuis la réélection d’Emmanuel Macron). Il faut écouter le discours de Jean-Luc Mélenchon en entrée de soirée électorale pour mesurer la profondeur du saut : d’un seul coup, la démission de Gabriel Attal semblait acquise (le principal intéressé la confirmera une heure plus tard). Mieux, un gouvernement NFP et l’application du programme devenaient possibles (et le principal sujet de la soirée électorale qui s’ensuivit). En une semaine (ou quelques minutes), nous sommes passés de “l’extrême droite peut avoir la majorité absolue” à “Mélenchon peut être Premier ministre”. De “l’extrême droite va privatiser les médias publics et trier les Français en fonction de leur binationalité” à “le Nouveau Front populaire va abroger la réforme des retraites, augmenter significativement les salaires et taxer les grandes fortunes pour investir dans la transition énergétique”.
Pour autant, la gauche n’est pas plus majoritaire dans le pays que l’extrême droite ou le bloc macroniste. Diriger la France avec 31 % des voix est possible, Emmanuel Macron le fait depuis 7 ans. Avec 33 % des députés et une aussi courte majorité relative, cela devient plus compliqué. Le gouvernement sera à la merci d’une motion de censure qui ne manquera pas de tomber à la moindre tentative de 49-3 ou décret trop ambitieux. Si Macron a échappé pendant deux ans à une telle motion, c’est qu’il pouvait compter sur le soutien tacite des LR et, dans une moindre mesure, de l’abstention du RN lorsque les votes avaient un trop gros enjeu.
La gauche ne peut pas compter sur ce genre de facilité. Et au-delà des obstacles politiques, elle aura contre elle le patronat, les milieux financiers, la FNSEA, les syndicats policiers et le Conseil constitutionnel. Sans parler des hauts fonctionnaires, des magistrats, des médias… Autrement dit, toutes les institutions et pouvoirs bourgeois et/ou réactionnaires. Tout cela alors que le déficit record creusé par Emmanuel Macron met déjà les finances publiques dans le rouge.
La fenêtre de tir s’annonce courte (au mieux, probablement jusqu’au mois d’octobre et le vote du budget) et les marges de manœuvre étroites. Le risque de décevoir son électorat et les Français en cas de gouvernement ne tenant pas ses principales promesses est immense : cela revient à renoncer à disputer le pouvoir en 2027 et jouer à son tour le rôle de tremplin de l’extrême droite.
Il existe en réalité deux options : soit tenter de gouverner de manière molle et conciliante avec le soutien plus ou moins direct d’une partie des élus macronistes, soit frapper vite et fort en prenant des mesures ambitieuses et populaires : abroger immédiatement la réforme des retraites et augmenter le SMIC par décret, engager une réforme des médias, mettre en place la gratuité de la cantine scolaire…
Mais pour tenir un tel cap, encore faut-il des dirigeants déterminés et dotés de reins solides. Pas des carriéristes mollassons et embourgeoisés qui n’ont que le mot “apaisement” à la bouche (comprendre : apaisement de la classe dirigeante et des milieux favorisés qui honnissent l’incertitude politique et les débats trop houleux à l’Assemblée nationale).
Or, la gauche n’est pas unie. Comme mes lecteurs le savent, elle est divisée entre une gauche de rupture (LFI et le PCF, si on met de côté ses dirigeants, plus une ligne minoritaire à EELV) et une gauche d’accompagnement du néolibéralisme (le PS, EELV, les dirigeants du PCF). Les divisions avaient été gommées sous l’impulsion de LFI lors de ces législatives anticipées, la menace de l’extrême droite et la décision des Insoumis de céder 100 circonscriptions au PS ayant permis une alliance dans l’urgence, toujours sur un programme de rupture (bien qu’édulcoré par rapport à celui de LFI).
Les divisions réapparaissent au grand jour lors du choix du candidat au poste de Premier ministre. Le PS a tenté d’imposer son premier secrétaire Olivier Faure, les Insoumis, leur vice-présidente du groupe à l’Assemblée Clémence Guetté. Puis une candidature semblant être un compromis (Hugette Bello, présidente de région à la Réunion et membre du PCF, mais proche de Mélenchon) avait été validée par LFI suite à l’initiative du PCF. Refus du PS, qui tente d’imposer une économiste issue de la société civile (Laurence Tubiana). Problème, cette proche du PS avait signé quatre jours plus tôt une tribune appelant à tendre la main aux macronistes pour faire alliance avec eux, sans s’encombrer du programme du NFP !
Ce que François Ruffin décrit comme un “sketch” est tout sauf cela : il s’agit de l’expression du fossé politique qui sépare les membres du NFP : ceux qui veulent appliquer le programme (LFI) et ceux qui veulent le pouvoir pour le pouvoir, quitte à se rapprocher des macronistes et abandonner le programme sur lequel ils ont été élus (le PS, soutenu par EELV et les dirigeants du PCF). À ce petit jeu, on voit que les “frondeurs” LFI (Autain, Ruffin…) se comportent davantage comme des carriéristes aux ambitions personnelles que des politiciens attachés au projet politique pour lequel ils sont élus depuis des années.
Dans tous les cas, Emmanuel Macron pourra refuser de considérer la proposition du NFP. Mais celle qui émergera en dira beaucoup sur le rapport de force à gauche, les lignes politiques de chaque parti, la fidélité au programme initialement adopté, la considération pour les électeurs et l’enjeu historique. L’échec du NFP sera la victoire de l’extrême droite. Le minimum serait de montrer que la gauche essaye de tenir ses promesses, au lieu d’incarner un nouveau renoncement à la Hollande, mais qui s’exprimerait avant même d’être au pouvoir.