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Le Conseil constitutionnel est illégitime
En dépit des faits accablants et d'un contexte politique historique, il ne va pas censurer la réforme des retraites.
Aux États-Unis, l’institution la plus puissante et contestée n’est plus la Maison-Blanche, mais la Cour suprême. Fréquemment saisie à des fins politiques par les alliés d’un des deux grands partis ou par un lobby représentant des intérêts particuliers, ses décisions font office de loi. Que ce soit en supprimant le droit à l’avortement, en autorisant les dépenses privées illimitées pour financer les campagnes électorales, en limitant le pouvoir de régulation environnementale des agences gouvernementales, en légalisant le mariage entre deux personnes de même genre, en empêchant un recompte des bulletins de vote en Floride (qui aurait donné la victoire à Al Gore contre Bush) ou en affaiblissant le « voting act » de 1968, les arrêts de la plus haute Cour du pouvoir judiciaire influencent considérablement la vie des Américains. Mais malgré son caractère historiquement réactionnaire et peu démocratique, la légitimité de cette institution n’est que marginalement remise en cause.
Les neuf magistrats qui la composent sont des juristes expérimentés. Leur nomination par le Président est confirmée par un vote au Sénat qui conclut une audition s’étalant sur plusieurs mois et reposant sur des enquêtes fouillées. Les verdicts font l’objet d’un vote rendu public. Le raisonnement ayant conduit à chaque décision est documenté dans un argumentaire s’étalant sur des dizaines de pages. Et le point de vue des juges minoritaires est également présenté sur de nombreuses pages dans une « opinion dissidente ». Les juges peuvent être destitués par le Congrès, qui peut affaiblir cette institution de différentes façons. Si la Cour se comporte de manière trop autoritaire, elle risque de se délégitimer et d’affaiblir son pouvoir, comme ce fut le cas par le passé.
En comparaison, notre Conseil constitutionnel est une vaste blague.
Un Conseil constitutionnel « juge et partie », que personne nous envie
Si on met de côté les anciens présidents de la République qui y possèdent un siège permanent, notre conseil constitutionnel est composé de 9 membres actifs nommés pour 9 ans par trois personnages de l’État : le Président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat. Il est renouvelé au 1/3 tous les trois ans. Aucun contre-pouvoir réel ne s’exerce sur ces nominations arbitraires. Elles sont examinées lors d’une audition d’une heure devant les commissions des Lois de l’Assemblée nationale et du Sénat. Seul un vote négatif des trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions peut conduire au rejet d’une candidature.
Abusivement surnommés « les sages », ces juges de paix ne sont presque jamais des magistrats. Leurs délibérations ne sont soumises à aucun véritable débat contradictoire. Les verdicts ne s’inscrivent dans aucune théorie juridique, ils contiennent très peu d’explications et ne font l’objet d’aucun jugement dissident, soi-disant pour éviter d’étaler les éventuels désaccords du Conseil sur la place publique. Si elle venait à déraper fortement, le seul moyen d’exercer un contre-pouvoir efficace sur cette institution serait de la réformer en modifiant la constitution.
Qui sont ces 9 sages ? Une recherche rapide sur Wikipédia et Le Monde nous renvoie la liste suivante :
Laurent Fabius (76 ans), nommé par François Hollande, ancien cadre du parti socialiste, Premier ministre de Mitterrand pour incarner le tournant de la rigueur, ministre des Affaires étrangères de François Hollande — homme politique de carrière, aucune expérience significative de juriste
Alain Juppé (77 ans), nommé par Richard Ferrand (macroniste), ancien premier ministre de Chirac et ministre de Sarkozy, connu pour sa réforme des retraites de 1995, homme politique de carrière, aucune expérience significative de juriste
Michel Pinault (75 ans), nommé par Gérard Larcher (LR), haut fonctionnaire passé par le privé (assurances Axa), aucune expérience de juriste au-delà du Conseil d’État
Corinne Luquiens (72 ans), nommée par Claude Bartolone (PS - Hollandiste), haut fonctionnaire avec une formation en droit, aucune expérience significative de juriste.
Jacques Mézard (75 ans), nommé par Emmanuel Macron, ancien ministre de l’Agriculture d’Emmanuel Macron, avocat de formation, aucune expérience professionnelle significative de juriste.
Jacqueline Gourault (72 ans) nommée par Emmanuel Macron, ancienne ministre des territoires d’Emmanuel Macron, professeur d’Histoire au lycée et femme politique (Modem), aucune formation de juriste.
François Pillet (72 ans), nommé par Gérard Larcher (LR), homme politique et avocat, ancien sénateur LR.
François Seners (65 ans), nommé par Gérard Larcher (LR), haut fonctionnaire et juriste, ancien directeur de cabinet de Gérard Larcher.
Véronique Malbec (64 ans), nommée par Richard Ferrrand (LREM), magistrate et ancienne membre de cabinet ministérielle de Dupont-Moretti. Elle avait supervisé le classement sans suite de l’affaire des Mutuelles de Bretagne visant Richard Ferrand avant d’être nommé au CC par ce dernier.
Trois adjectifs viennent à l’esprit : vieux politiciens de droite.
Vieux car ils ont tous un âge supérieur à 64 ans, ce qui peut sembler problématique quand les circonstances politiques les placent en position d’arbitrer la réforme des retraites la plus impopulaire de l’Histoire du pays.
Politiciens, car ils sont tous passés par les ministères ou le parlement (en tant que ministre, sénateurs, députés ou membre d’un cabinet). À ce titre, ils sont chargés de valider la constitutionnalité de lois qu’ils ont parfois eux-mêmes contribué à écrire. Au minimum, ils doivent « contrôler » des institutions où ils ont fait l’essentiel de leur carrière et tisser leurs “réseaux”.
De droite, enfin, car ils ont tous été associés à un gouvernement souhaitant réformer les retraites vers un moins-disant social. À l’exception de la Macroniste Véronique Malbec, aucun n’a d’expérience de magistrat chargé de rendre justice. Alain Juppé avait plaidé « le droit à l’oubli » de ses cours de droits constitutionnels de Science Po lors de son passage en Commission parlementaire et Jacqueline Gourault, qui n’a aucune formation juridique, avait statué sur une loi qu’elle avait elle-même écrite.
https://twitter.com/Brevesdepresse/status/1646055504542588928
Le biais politique est particulièrement frappant. Emmanuel Macron a nommé 2 des 9 conseillers, et fait de Laurent Fabius (nommé par Hollande) le président du Conseil. Le plus fidèle soutien du président (Richard Ferrand) en a nommé deux autres, Alain Juppé (adepte inconditionnel des réformes visant à détruire notre modèle social) et une magistrate issue du cabinet du sulfureux ministre de la Justice de Macron. Cela fait donc 5 membres sur 9 directement redevables à Emmanuel Macron, auxquels il faut ajouter trois membres nommés par le président du Sénat Gérard Larcher. Ce pilier de la droite LR a voté pour la réforme et la défend mordicus, au point de mentir à l’antenne de France Inter sur la revalorisation des pensions de retraite à 1200 euros alors que ce « mensonge » avait été relevé la veille sur la même antenne.
Les deux sages « issus » de la gauche doivent leur nomination à François Hollande et Claude Bartolone, auteurs de la loi Travail et de la réforme des retraites précédentes (Touraine, 2014)
Toutes ces personnalités n’ont pas été choisies pour leurs compétences en droit constitutionnel ou leur expérience en tant que magistrat, mais principalement par des mécanismes de renvoi d’ascenseur. Les “sages” évoluent dans un entre-soi très particulier, extrêmement proche du pouvoir qu’ils sont censés contrôler. Ils gagnent plus de 15 000 euros par mois selon le Canard enchainé, qui relève qu’ils ne sont soumis à aucune règle de transparence financière. Le plus caricatural étant probablement Laurent Fabius, qui devait participer au voyage en Chine d’Emmanuel Macron, comme l’a révélé le Canard enchainé. Il se trouvait tout en haut de l’ordre protocolaire et allait bénéficier des plus grands égards. Fabius a annulé sa présence au dernier moment, jugeant qu’elle ferait tache alors qu’à la même date, le Conseil constitutionnel était censé examiner la réforme des retraites.
Les arguments accablants en faveur de la censure de la réforme
Le Conseil constitutionnel a été saisi par la NUPES et doit se prononcer sur la constitutionnalité du texte. Deux points pourraient justifier une censure totale.
Le premier porte sur la méthode employée pour faire voter le texte (le « véhicule législatif »), à savoir l’article 47-1 sur la loi de financement de la sécurité sociale. C’est la première fois que cet article est utilisé pour faire adopter une réforme de cette ampleur. D’habitude il est uniquement utilisé pour des ajustements budgétaires urgents, mais consensuels. Le CC pourrait sanctionner ce « détournement de procédure ». Ou à minima les articles du texte n’ayant pas d’impact direct sur les comptes de la sécurité sociale, comme les dispositions visant à renforcer l’emploi des seniors. En validant l’usage du 47.1, le Conseil constitutionnel risque d’établir un dangereux précédant qui encouragera les gouvernements suivants à museler le débat parlementaire via cet article dès qu’un projet de loi présente un impact quelconque sur les comptes de la sécu.
Le second point, comme l’écrit le professeur de droit public Samy Benzina dans le Monde, porte sur « la mobilisation d’autres mécanismes constitutionnels comme l’examen du texte par les assemblées dans des délais contraints, le vote bloqué ou l’adoption sans vote par l’engagement de la responsabilité du gouvernement. Cette accumulation aurait porté atteinte à l’exigence de clarté et de sincérité du débat parlementaire. » En effet, entre l’usage du 49.3 à l’Assemblée et des articles 38 et 44.3 au Sénat, le gouvernement a tout fait pour écourter les débats. À cela s’ajoutent les multiples mensonges ou dissimulations, que ce soit sur la nécessité de cette réforme (présentée comme indispensable à la survie du système des retraites, en contradiction avec les propres déclarations du gouvernement), les effets sur les femmes (d’abord présentés comme positifs), les carrières longues, l’absence d’étude d’impact sur divers aspects (taux de chômage, augmentation des personnes recourant au RSA…) et la confusion sur les revalorisations des pensions (les fameux 1200 euros d’abord promis à tous les retraités disposant d’une carrière complète, puis à seulement 10 000 à 20 000 personnes). Le fait que l’opposition soit en partie responsable du manque de clarté des débats ne devrait pas entrer en ligne de compte, puisque le Conseil n’est pas censé donner un verdict politique. Mais il pourrait estimer que les débats, d’abord peu clairs et insincères, ont finalement permis de mettre en lumière tous ces aspects.
Au-delà des arguments purement juridiques, le Conseil se retrouve de facto responsable d’arbitrer une crise politique majeure. Et cela, à cause du gouvernement qui a écrasé les autres institutions et contre-pouvoirs démocratiques : les syndicats (tous contre la réforme, mais jamais reçus par le gouvernement pendant l’examen du texte), le corps électoral (Macron avait déclaré que son élection contre Marine Le Pen « l’obligeait ») et surtout le Parlement, qu’Elizabeth Borne a contourné en recourant au 49-3 (selon ses propres termes, le compte de voix en faveur du texte « n’y était pas »).
Refuser de censurer le texte aurait des effets politiques désastreux. Il délégitimerait le Conseil Constitutionnel, validerait la brutalisation des institutions et corps intermédiaires entrepris par le gouvernement, récompenserait la stratégie de répression policière de la rue, prolongerait le mouvement social et paverait la voie à l’extrême droite qui fera son beurre sur cette fracture politique profonde.
Dans ces conditions, comment imaginer que le Conseil Constitutionnel ne censure pas l’ensemble du texte ? Les dirigeants de la BCE ont enfreint leurs propres règles pour préserver l’euro, par instinct de survie. Si le Conseil constitutionnel était constitué de magistrats professionnels en prise avec le pays et/ou soucieux de préserver la légitimité de leur institution, ils censureraient la réforme des retraites sans hésiter.
Pourquoi le Conseil Constitutionnel va valider la réforme des retraites
Les déclarations des ministres du gouvernement montrent qu’ils ont pris de la confiance. Certains conseillers anticipent une soirée de haute tension sociale, comme après l’annonce du 49-3. Ont-ils été rassurés en privé par les membres du Conseil ? Dans tous les cas, le CC s’oppose rarement au gouvernement de front. Il ne se conçoit pas comme un contre-pouvoir. Comme le montre la professeur de droit Laureline Fontaine « Des analyses statistiques montrent que le Conseil, au fil de la session parlementaire, censure de moins en moins les textes qui lui sont soumis, comme s’il estimait qu’il ne pouvait aller au-delà d’un certain “quota”. » Les jurisprudences confirment bien que le CC n’a pas pour habitude de censurer l’ensemble d’une loi, ce que notait Samy Benzina, toujours dans Le Monde.
De plus, il est composé de personnalités vraisemblablement acquises au décalage de l’âge légal. On parle d’individus issus d’un milieu obsédé par la logique des « réformes », considérées comme une fin en soi. Peu importe qu’Emmanuel Macron ait le don de mépriser et humilier des « vieux sages » comme Juppé et Fabius, ces derniers sont avant tout des défenseurs des intérêts de la haute bourgeoisie.
« Les juges constitutionnels français ont développé au cours des dernières décennies une étrange doctrine sans aucun fondement juridique selon laquelle l’impôt sur la fortune ne peut dépasser un certain pourcentage du revenu, y compris dans le cas où le revenu représente un pourcentage ridicule des plus hautes fortunes, ce qui interdit de facto tout prélèvement significatif sur la fortune », déplore l’économiste Thomas Piketty.
Le plus probable est que le Conseil constitutionnel censure quelques articles de la réforme (ceux qui sont censés corriger l’injustice du texte à la marge, ironiquement) tout en validant le recours au Référendum d’Initiative Partagé déposé par la NUPES à la demande de l’intersyndicale.
Ce faisant, il s’imaginera sauver la face tout en évitant à Macron un camouflet politique susceptible d’enterrer son quinquennat.
Décrédibilisation des institutions
La validation de la réforme des retraites par le Conseil constitutionnel entérinera une rupture profonde et indélébile entre le peuple et ses élites, entre la société civile et ses institutions. Après les élections bafouées (Macron gouverne en dépit de sa minorité parlementaire, à coup de 49.3, sans accord parlementaire avec LR), la parole politique décrédibilisée (Macron avait promis de tenir compte des circonstances particulières de son élection et avait qualifié le décalage de l’âge de départ à la retraite d’hypocrite), après avoir contourné le Parlement sur cette réforme, après avoir instrumentalisé la Police en s’en servant de bras armé pour écraser le mouvement social à coup de violences policières contre les manifestants, arrestations arbitraires et réquisitions de grévistes illégales, la bourgeoisie valide cette dérive autoritaire au nom d’une réforme inutile et injuste. Penser que Macron est le cœur du problème, c’est s’arrêter au sommet de l’Iceberg. Les médias ont largement manqué à leur rôle de contre-pouvoir en laissant s’installer cette dérive inquiétante sans la dénoncer véritablement. On sait à quel point la presse française peut devenir hystérique lorsque l’ordre bourgeois est menacé, que ce soit par la perspective de la présence de Mélenchon au second tour d’une présidentielle ou celle de gilets jaunes sur les Champs Élysée. Mais ici, les levées de boucliers n’ont réellement eu lieu que pour dénoncer les émeutes (« vous condamnez les violences ? »), alors que la presse étrangère se scandalisait de la dérive du pouvoir en parlant de crise de régime.
Malgré la contestation, la droite LR a aggravé le caractère injuste de la réforme des retraites au Sénat et l’a voté avec empressement, en muselant les débats. Malgré l’hostilité de l’opinion publique et la volonté d’humilier le parlement assumé par le gouvernement, les élus LR, Modem et macronistes n’ont pas voté la censure après l’usage du 49.3. Il est logique que le Conseil constitutionnel sauve à son tour Macron, quitte à livrer le pays aux mains de l’extrême droite et prolonger une crise inédite.
Le “R.I.P”, porte de sortie du bloc bourgeois ?
« RIP ». « Rest In Peace ». Repose en paix. L’acronyme semble parfaitement approprié pour signer la mort du mouvement social — et par extension de la démocratie. Il signifie en réalité « Réferundum d’initiative partagée ». Vendu comme un ultime recours pour faire échec à la réforme des retraites, il représente une impasse de plus après la voie parlementaire, la censure post 49.3 et le recours au Conseil constitutionnel. Plutôt que de refaire la démonstration de son inutilité, je renvoie les lecteurs à cet excellent article : « RIP, un joli nom pour enterrer la bataille des retraites ».
En résumé, le RIP a très peu de chance d’aboutir. Il ne suspendra pas l’application de la réforme, doit être validé par le parlement (de droite) et ne porte que sur l’âge de départ à la retraite, pas tous les autres aspects très problématiques de la réforme (à commencer par l’augmentation des annuités de cotisation qui décale l’âge de départ pour beaucoup de monde).
Alors, pourquoi une partie de la NUPES et l’intersyndicale (sous la direction de Laurent Berger, de la CFDT) semble y croire ? Parce que cela offre une porte de sortie raisonnable à ceux qui n’ont jamais cru ou voulu la victoire contre Macron et la réforme.
En réalité, rien n’a changé. Seules deux choses peuvent avoir la peau de la réforme et sauver la démocratie. La contestation sociale et le Conseil constitutionnel. Pour forcer la main du second (et faire mentir mes prédictions), il faut absolument se mobiliser jeudi 13 avril puis, pour ceux qui le peuvent, rejoindre les manifestations prévues devant le Conseil constitutionnel le vendredi 14 avril.