Que faire ?
Synthèse des arguments en faveur des différentes options pour le second tour de la présidentielle.
“Vous, ça se mélange quand même beaucoup dans votre tête.” Dès qu’il s’offre un bain de foule, Emmanuel Macron semble incapable d’éviter les propos méprisants. “Ouvrez n’importe quel livre” recommande-t-il à cet électeur mécontent de la suppression de lits dans les hôpitaux. “Vous n’êtes pas dans la vraie vie”, affirmait-il la veille à deux soignantes sidérées.
Malgré un second tour risqué face à Marine Le Pen, le président sortant semble déterminé à décourager les indécis de voter pour lui. Il y a les sorties malheureuses lorsqu’il décide “d’aller au contact” des Français en “descendant dans l’arène” devant les caméras de télévision. Et puis il y a la stratégie électorale mûrement réfléchie. Emmanuel Macron a décrété que le barrage républicain était mort, conséquence logique des efforts démesurés que son gouvernement a entrepris pour banaliser l’extrême droite. Plutôt que d’alerter sur le danger du Rassemblement National ou de faire des concessions programmatiques aux électeurs de gauche, il fait campagne sur la proposition la plus impopulaire de son programme : la retraite à 65 ans.
Le but est aussi clair que cynique : être élu sur son projet de destruction des acquis sociaux , afin de pouvoir justifier ensuite sa pleine application. Quitte à déployer des arguments aussi malhonnêtes que fallacieux.

À écouter ses porte-paroles justifier la retraite à 65 ans par l’urgence budgétaire, alors que le système est à l’équilibre, on comprend mieux pourquoi Emmanuel Macron avait boudé la campagne du premier tour.
Mais cela ne facilite pas le choix cornélien qui s’impose à des millions d’électeurs. Face à la destruction des acquis sociaux promis par Macron et le spectre de l’extrême droite, que faire le 24 avril ?
Le vote Le Pen : une faute politique irrationnelle quelque soit le point de vue moral
Certains électeurs identifiés à gauche justifient le vote Le Pen par le désir de “dégager Macron” tout en espérant qu’avec elle, ça sera moins grave - voire bientôt mieux.
Deux arguments reviennent fréquemment. D’abord, la thèse “accélérationiste”. C’est-à-dire l’idée que l’élection de Marine Le Pen rendrait le pays ingouvernable, précipiterait la fin du système, mobiliserait les électeurs aux législatives pour imposer une cohabitation ou provoquerait une forme de révolution dans la rue. Quelques soient les scénarios envisagés, on retrouve l’idée de se servir du vote Le Pen pour faire advenir une rupture avec le système et faciliter l’arrivée au pouvoir d’une alternative progressiste au néolibéralisme autoritaire de Macron et du RN.
Le second argument repose sur l’idée du “moindre mal”. Selon ce raisonnement, Marine Le Pen fera face à une trop grande opposition (de la part de la rue, des médias horrifiés, des partis politiques unifiés contre elle, des artistes et sportifs, des entreprises soucieuses de leurs images, etc…) pour appliquer son programme. Voire sera contrainte à une cohabitation, après une défaite aux législatives. Là où Macron pourra de nouveau compter sur les médias et la classe bourgeoise pour dérouler son projet, la fille Le Pen serait entravée. Ce qui faciliterait l’arrivée au pouvoir d’une gauche de rupture en 2027 et permettra de préserver les acquis sociaux tant bien que mal d’ici là.
S’ils sont similaires, ces deux arguments reposent sur des hypothèses erronées.
D’abord, le programme de Marine Le Pen ne constitue pas un moindre mal, nous y reviendrons. Ensuite, l’opposition qu’elle rencontrerait hypothétiquement ne se focalisera pas sur les questions économiques et sociales. De même que Trump n’a eu aucun mal à gouverner au service des ultras riches et détenteurs de capitaux, Marine Le Pen ne sera pas empêchée de mener à bien ses réformes néolibérales.
Parier sur une cohabitation parait très optimiste. Les institutions de la Ve république favorisent le vainqueur, qui remporte systématiquement les législatives depuis l’instauration du quinquennat. Le rapport de force politique actuel (2/3 des voix pour la droite et l’extrême droite, 1/3 pour la gauche - dont l’électorat plus jeune et populaire se mobilise bien moins que celui de la droite pour les législatives) rend une victoire de la gauche improbable. Le plus logique serait que les législatives débouchent sur un gouvernement d’union des droites (RN et LR) ou une cohabitation entre Le Pen et LREM/LR. On aurait donc le pire des deux mondes : la politique autoritaire, xénophobe et raciste de l’extrême droite et la brutalité des réformes sociales de Macron. D’autant plus que Marine Le Pen pourra dissoudre l’Assemblée nationale dès que le gouvernement de cohabitation sera en difficulté, obtenant ainsi tôt ou tard sa majorité.
Le vote “stratégique” en faveur de Le Pen est donc une vue de l’esprit. Quelque soit le résultat des législatives de Juin, l’élection de Marine Le Pen serait une catastrophe pour les forces progressistes. L’accès au pouvoir de la gauche via l’extrême droite ne s’est jamais observée dans l’Histoire. Au contraire, lorsque l’extrême droite gouverne, la gauche tend à disparaître durablement de l’échiquier politique.
La victoire de Marine Le Pen serait une catastrophe totale pour la gauche française
Aux États-Unis, l’élection de Donald Trump a eu plusieurs effets notables que je détaille dans mon ouvrage “Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate”. Si elle a suscité des mobilisations citoyennes et de nombreuses luttes syndicales victorieuses, elle a aussi permis à l’ordre existant de détruire de nombreux acquis sociaux, de précipiter la catastrophe climatique, d’organiser un gigantesque transfert de richesse des classes moyennes et laborieuses vers les grandes fortunes et - c’est ce qui nous occupe ici - de tuer les chances de la gauche américaine en 2020.
Loin d’avoir fait son mea-culpa, l’aile néolibérale et bourgeoise du Parti démocrate (et ses relais) a massivement accusé la classe ouvrière blanche, Bernie Sanders et la gauche socialiste américaine d’avoir provoqué la défaite de Clinton (puis d’avoir limité l’ampleur de la victoire de Biden en 2020). Le mouvement antiraciste Black Lives Matter a été tenu responsable des contre-performances électorales des démocrates en 2020. Et Bernie Sanders a perdu les primaires (une forme de premier tour) de la présidentielle face à Biden, le plus à droite des candidats démocrates.
La présidence de ce dernier est une catastrophe pour la gauche progressiste américaine, qui semble condamnée à devoir choisir entre Trump et Biden (ou sa vice-présidente Kamala Harris) en 2024. En clair, loin d’avoir accéléré l’arrivée au pouvoir d’une gauche progressiste, la présidence Trump lui a fait perdre une décennie.
Au Brésil, le candidat le mieux placé pour battre Bolsonaro en septembre 2022 n’est autre que l’ancien syndicaliste et président Lula Da Silva. Mais pour rendre sa candidature plus “solide”, ce dernier a décidé de s’allier avec Geraldo Alckmin, le plus néolibéral de ses anciens opposants. Si cette stratégie ne lui coûte pas l’élection, Lula sera considérablement restreint dans sa capacité à conduire une politique de rupture.
En Italie, l’arrivée au pouvoir de la droite fasciste (en coalition avec Berlusconi) a provoqué la disparition de la gauche au profit du centre droit et du centre gauche néolibéral, comme le rappelait le politologue Stefano Palombarini. Et ça, c’est lorsque l’extrême droite rend le pouvoir. Aux États-Unis, si ce n’était pour l’incompétence de Donald Trump, ce dernier aurait probablement réussi à conserver la présidence par les urnes ou par la force. Au Brésil, Bolsonaro a déjà affirmé qu’il ne reconnaîtrait pas le résultat de l’élection. En Pologne et en Hongrie, l’opposition est désormais insignifiante.
Il y a des raisons structurelles à ces réalités historiques. Pour Stefano Palombarini, l’élection de Marine Le Pen aurait aux moins deux conséquences politiques désastreuses pour la gauche française. D’abord, elle contraindrait l’Union Populaire de Mélenchon et les composantes progressistes de EELV et du PCF à se retrouver dans l’opposition aux côtés de LREM. Les problématiques sociales seraient rapidement renvoyées aux oubliettes et la gauche de rupture décrédibilisée auprès des classes aisées (qui l’accuseront d’avoir fait élire Le Pen) et des classes populaires (qui l’associeront au reste de l’opposition bourgeoise).
Ensuite, l’extrême droite divise systématiquement le vote des classes laborieuses. Elle empêche la formation d’un bloc populaire en scindant en deux cet électorat. Cela s’est clairement vu en Italie, mais également aux États-Unis où Trump a opposé la classe ouvrière blanche et rurale aux classes ouvrières issues de minorités ethniques et plus urbanisées.
Non seulement la gauche populaire serait tenue responsable de l’élection de Marine Le Pen, mais elle perdrait également pied avec le cœur de son électorat. La force politique qui succédera au Rassemblement national sera nécessairement de nature bourgeoise et néolibérale. Une décennie de perdue, au minimum.
Emmanuel Macron et Marine Le Pen : une différence de nature, ou de degré ?
Si le vote en faveur de Marine Le Pen est évidement a exclure, comme le répètent les cadres de la France Insoumise, reste la question de l’abstention (et de ses variantes : blanc, nul).
Ceux qui appellent ouvertement à voter Macron invoquent une différence de nature entre les deux candidats. Avec Le Pen, on entrerait dans autre chose, un changement de régime, nous avertissent les chroniqueurs de Médiapart Usul et Oostpolitik.
Sur la question sociale, il faudrait être d’une profonde naïveté pour croire aux récentes promesses de dialogue et de modération d’Emmanuel Macron. On parle de l’instigateur du Grand Débat à la suite du mouvement des Gilets jaunes, et de la “Convention citoyenne sur le climat” face aux mouvements écologistes. Deux exercices stériles dont les résultats auront été superbement ignorés par Emmanuel Macron. Avant d’avoir repris les slogans du NPA et de la France Insoumise, il avait déjà promis la fin du modèle néolibéral et le retour des “jours heureux” (en référence au programme du CNR d’inspiration communiste) lors du premier confinement.
Mais il faudrait faire preuve d’autant d’aveuglement pour croire une seule seconde que Marine Le Pen constituerait, sur ces aspects sociaux économiques, un moindre mal. Ni qu’elle serait moins violente qu’Emmanuel Macron pour réprimer les manifestants, grèves et oppositions qui contesteraient ses réformes. Comme nous le rappelait le journaliste économiste Romaric Godin, “ils sont d'accord sur l'essentiel, les politiques économiques à mener et la gestion autoritaire de l’ordre social”.
La différence entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron est à chercher ailleurs. Comme semblent (enfin) s’en rendre compte médias et journalistes mainstream, Marine Le Pen, c’est l’extrême droite. Elle porte un projet raciste, xénophobe, autoritaire et extrêmement dangereux du point de vue démocratique. Ses principaux conseillers sont d’anciens cadres du GUD, une mouvance ultra-violente aux tendances néonazies. Même dans une hypothétique cohabitation, le simple fait d’obtenir l’Élysée lui conférerait des pouvoirs considérables. Dont celui de refaçonner le paysage médiatique à son bénéfice, d’offrir les chaines de France Télevision et Radio France à Vincent Bolloré, de nommer aux postes clés de l’administration (préfets, Justice, hauts fonctionnaires…) d’authentiques néonazis. Son élection serait un signal fort envoyé aux milices d’extrême droite qui opèrent déjà avec une terrifiante impunité sous Macron, risquerait d’embraser la société et de démultiplier le nombre de violences et agressions à caractère raciste.
C’est pour ces raisons que la France Insoumise refuse de mettre un signe égal entre Macron et Le Pen et parle bien de différence de nature. L’un reste démocrate et républicain, l’autre non.
Certains répliquent que cette différence tient plus du degré que de la nature. Il suffit, en effet, de prendre un par un les exemples de dérives fascisantes que l’on attend de Marine Le Pen pour lui opposer un exemple similaire emprunté au bilan d’Emmanuel Macron.
Les manifestations seront interdites ou réprimées dans le sang ? Parlez-en aux gilets jaunes mutilés.
Ses nervis infiltreront la Police pour tabasser des opposants ? Comme Alexandre Benalla.
Ses cadres nageront dans les conflits d’intérêts et dirigeront l’État sans égard pour l’intérêt général ? Comme Alexis Kholer.
Les médias d’oppositions seront perquisitionnés et attaqués par le Garde des Sceaux ? Comme Médiapart sous Macron.
Les migrants seront attaqués par la Police, leurs tentes lacérées, leurs objets volés ? …
Des associations antiracistes et des médias indépendants seront dissous par le ministère de l’Intérieur ? Déjà fait ici, là et là.
La police sera hors de contrôle, s’attaquant à la séparation des pouvoirs ? C’est la manifestation des policiers factieux soutenue par la Macronie en mai 2021.
Les principaux médias seront possédés par des milliardaires d’extrême droite ? Comme Bolloré qui rachète la presse française avec la bénédiction de Macron…
Les journalistes seront empêchés de travailler ? Comme Anne- Sophie Lapix, qui est dans le collimateur de l’Élysée pour sa trop grande indépendance ?
Emmanuel Macron ne s’est pas contenté de s’en prendre aux valeurs de la République en affirmant que les citoyens ont des devoirs avant d’avoir des droits. Il a aussi mis ceci dans son programme coécrit par McKinsey :
Priver de droits civiques ceux qui s’en prennent aux dépositaires de l’autorité publique
Lorsqu’on sait que le journal de référence de la Macronie, The Economist, a classé la France d’Emmanuel Macron parmi les “démocraties défaillantes”, on est en droit de s’inquiéter de ce qui restera de l’État de droit et des libertés publiques après cinq années supplémentaires de Macronisme.
Comme l’a montré Emmanuel Macron pendant cinq ans, on peut toujours faire pire. Réduire encore plus les libertés fondamentales, mépriser davantage les journalistes, s’affranchir plus pleinement du débat démocratique, harceler plus fortement les migrants… etc.
Il est évident que Marine Le Pen ferait pire, d’autant plus qu’Emmanuel Macron et ses prédécesseurs ont mis en place un cadre législatif plus débridé (régime de l’État d’Urgence, lois encadrant les libertés de la presse…) et une pratique du pouvoir plus autoritaire et verticale.
Macron ou abstention ?
On ne peut pas reprocher à Jérôme Rodriguez, gilet jaune éborgné par le régime Macron, d’être incapable de voter pour son bourreau.
Pour ceux qui n’ont pas subi aussi directement les conséquences du quinquennat qui se termine, ne pas choisir entre Macron et Le Pen, tout en sachant que la seconde serait pire que le premier, reste une option défendable.
Deux types d’arguments sont avancés par les partisans de l’abstention. Un premier d’ordre idéologique, un second d’ordre politique et stratégique.
Idéologiquement, voter Macron reste un vote pour son programme. Le candidat a pris soin de le faire comprendre et de l’expliciter clairement. Son score sera instrumentalisé par la macronie pour légitimer sa politique, comme ce fut le cas en 2017, malgré une abstention record. Or, pour certains, si Le Pen serait pire que Macron, les deux présentent deux degrés différents sur le même spectre du néolibéralisme autoritaire. La facho et le fachisant. De la même manière que le prix pulitzer Chris Hedges appelait à voter blanc en 2020 aux États-Unis en écrivant "qu’on ne choisit pas entre deux nuances de fascisme, ont les combats”, l’argument de la trop grande proximité entre Macron et Le Pen est mobilisé par certains défenseurs de l’abstention (ou du vote blanc et nul).
Le second argument repose sur des considérations stratégiques. Voter Macron, c’est encourager la méthode de ce dernier, qui a volontairement fait monter l’extrême droite pour s’assurer un second tour contre Marine Le Pen. C’est valider un comportement inadmissible et participer à sa reproduction. Pour éviter qu’Emmanuel Macron ou son successeur reproduise le même schéma qui conduira au même piège du second tour, à cette forme de prise en otage électoral, il faut une abstention massive et une victoire de Macron sur le fil. Que ce dernier ressente les flammes de l’humiliation de la défaite lui mordre les fesses. Que ça flippe en hauts lieux.
Alors, bien sûr, ne pas céder au chantage demeure une attitude risquée. Certains opposeront à ce calcul l’idée qu’il faut mettre Marine Le Pen le plus bas possible, pour se débarrasser de l’extrême droite. Mais on a vu à quel point une forte abstention et un écart élevé en 2017 n’ont permis ni de renvoyer l’extrême droite aux oubliettes ni de dissuader Emmanuel Macron de reproduire la même stratégie pour 2022.
Aux États-Unis aussi, l’attitude “vote blue no matter who” (votez démocrate quelque soit le candidat) avait fait débat au sein de la gauche américaine. Ceux qui appelaient à voter Biden pour se débarrasser de Trump argumentaient qu’il y avait une différence de nature entre les deux hommes (Biden, en particulier, reconnait la réalité du réchauffement climatique - or les États-Unis peuvent à eux seuls changer fondamentalement la situation climatique). Noam Chomsky ajoutait qu’avec Biden, des avancées pouvaient être obtenues et des victoires restaient possibles. Avec Trump, aucune marge de manœuvre n’existerait.
À l’inverse, les partisans d’un vote blanc (ou en faveur du parti écologique, qui n’est pas en mesure d’obtenir le moindre élu) argumentaient que voter Biden sans obtenir des concessions de sa part revenait à valider la stratégie d’écrasement de la gauche américaine mise en place par les cadres du parti démocrate aux primaires. Ces derniers sachant que les électeurs de Sanders voteraient démocrate “no matter who” pour battre Trump, comme ils avaient votés Clinton en 2016, Kerry face à Bush en 2004, etc… n’ont pas cherché à tendre la main à cette faction du parti, mais à l’écraser.
Le parallèle avec les États-Unis présente de nombreuses limites, mais permet d’éclairer le dilemme stratégique - au-delà des considérations morales et émotionnelles - devant lequel se retrouvent les électeurs français tentés par l’abstention et le vote blanc.
Plus les sondages seront rassurants, plus cette tentation sera grande.
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Merci 🙏🏾 Le risque pour la dynamique autour de l’ UP de disparaître est trop grand aussi vais-je réfréner mon envie de dégager Macron ☹️…mais il ne pourra pas se prévaloir d’être plébiscité